Essai

Il faudra descendre la machine de sa béquille centrale pour la fixer sur le garde-boue articulé, décoller l’embrayage, ouvrir l’essence, titiller généreusement les deux carburateurs, actionner plusieurs fois le kick en sollicitant le décompresseur mal placé contre lequel on se coince les doigts... avant de passer légèrement la compression, mettre le contact et descendre le kick avec une souplesse non dénuée de vigueur pour qu’enfin, la vénérable Vincent Rapide prenne vie. Ça, c’est l’enchaînement idéal décrit avec bienveillance par Jean, son propriétaire. Mais dans la vraie vie, quand le pilote est un motard biberonné au démarreur électrique depuis son adolescence, la scène sera souvent pitoyable. Et pourtant…

Malgré la confondante maladresse de l’apprenti, la vieille dame partira toujours, sans exiger la moindre poussette. C’est à l’instant magique où les gros pistons se mettent en branle que le deux-en-un crache ce son rauque, inimitable, qui laisse pantois, voire suscite le recueillement. Alors, celui qui a fait ses premières armes en 1970 sur des machines japonaises, enfourche, pour la première fois de sa vie, une moto née avant lui… en 1947.

De même race. Soixante-trois ans plus tard, tout près de Montpellier, la Wakan chauffe sur sa béquille latérale. En écoutant le grondement qui s’échappe du gros bloc S&S au travers de la ligne Devil, on devine que les sensations que va générer le big twin US sont à la hauteur du coup de crayon qui a engendré sa ligne minimaliste. Joël Domergue, son créateur, revendique clairement cette manière presque ostentatoire de mettre le moteur en avant. « La machine est conçue sur un plan vertical, autour du bicylindre. Le dessin mêle courbes et angles, afin, à mes yeux, d’obtenir une ligne intemporelle. » Peut-être aussi éternelle que son nom, qui évoque la puissance, l’esprit, le mystère et le sacré chez les Indiens d’Amérique du Nord. Face à une telle signification, une telle grâce mêlée de force, la Vincent Rapide, alanguie tout près de là sur l’une de ses deux béquilles latérales, lâche quelques gouttes d’huile. Comme pour marquer son territoire face à une machine qui, de toute évidence, est de même race. Et peu importe si plus d’un demi-siècle les sépare : la Vincent va donner le meilleur d’elle-même sur les routes du Languedoc pour prouver, s’il en était besoin, que la vieille noblesse sait encore se tenir.

Une vigueur inattendue. Première en haut... Le sélecteur, à droite, affiche une course démesurée, d’un autre âge. On lâche l’embrayage avec précaution, surtout ne pas caler ! La Vincent s’élance avec une vigueur inattendue. Deuxième en bas... Il faut réfléchir un peu au début, pour ne pas passer les vitesses à l’envers, ou pire encore, avec la pédale de frein ! Ces détails feront évidemment sourire les spécialistes de la moto d’outre-Manche, mais ceux dont la carrière motocycliste est peuplée de sélecteurs à gauche et de vitesses à l’allemande comprendront !

Sensations uniques. L’énorme compteur de vitesse grimpe rapidement, la troisième s’enclenche à plus de 100 km/h, la quatrième peut emmener la machine à 180 – à l’époque, c’était autorisé… Sur les routes d’aujourd’hui, la fourche à parallélogramme et la suspension arrière de type « Cantilever » procurent un confort acceptable. Mais si la tenue de cap demeure correcte en ligne droite, le comportement en courbe ramène brutalement le motard plusieurs décennies en arrière. La Wakan vient justement de passer avant le virage, en douceur, sans forcer, sans que le pilote ne tire plus que de raison sur ses excellents freins. Le simple disque et la pince AJP à six pistons sont aussi progressifs que puissants. Nul doute que certains amateurs s’offriront quelques options plus radicales ! Les quatre tambours de la Vincent, moins inefficaces qu’ils en ont l’air, ne pardonneront néanmoins jamais la moindre inattention. Si le moteur affiche des performances encore actuelles, la partie-cycle est depuis longtemps à la retraite. Devant, dans un grognement sourd, la Wakan s’éloigne à des régimes de rotation identiques à ceux du moteur anglais, mais avec l’éclat, la puissance et le couple que lui confèrent ses deux cylindres de 820 cm3 et ses soixante années de moins ! N’allez pas croire que la modernité, le poids contenu, la finesse et la puissance de la machine permettent au premier venu de s’offrir des sensations préfabriquées.

Trépidations. La machine est deux fois élitiste : par son prix, mais aussi et surtout parce qu’elle demande un apprentissage, une période d’initiation pour offrir à son pilote le meilleur d’elle-même. La Wakan est une machine d’épicurien, de « gentleman-driver », une moto qui ne prend la route que pour le plaisir, sans justification du déplacement. Sa prise en main est pour l’essentiel conforme à l’idée que l’on a d’une machine d’aujourd’hui. La hauteur de selle est raisonnable, la boîte de vitesses fait montre d’une douceur et d’une précision remarquables, et la position de conduite, quoique sportive, est cohérente, loin des aberrations ergonomiques de certaines machines de série. Mais cette apparente commodité cache un un tempérament qu’il va falloir apprivoiser. À commencer par le moteur, gorgé de couple et de puissance sur toute la plage de régime, véritablement… À tel point qu’il faudra se méfier lorsque les pneus sont encore froids.

Cette sensation d’être assis sur un moteur, un vrai, une machine étroite, courte, le corps en prise directe avec l’énorme fourche inversée, est assez unique, déroutante et difficile
à décrire. Alors, les fesses posées sur une selle fine comme une lame, on se projette dans un décor en cinémascope, au rythme des trépidations que tant de constructeurs ont tenté d’éliminer sans penser qu’elles participaient au film au même titre que la bande-son. Le pilote de l’anglaise s’applique à enrouler le plus élégamment possible les virages qui se succèdent à un rythme croissant, affligé d’un train avant en plomb, d’un frein de direction à peine serré et de pneus bien étroits. Il a maintenant assimilé les vitesses, quasiment maîtrisé la virilité du kick… et commence à goûter à sa juste valeur le privilège de rouler sur une machine aussi rare que prestigieuse. Sans perdre de vue que ce qui nous émerveille aujourd’hui n’était, hier, que de la modernité, et que les sensations et le caractère dont certains motards sont si nostalgiques aujourd’hui découlaient juste de la technologie de l’époque. Vingt ans plus tard, à l’arrivée des moteurs modernes et dociles sur le marché, personne n’y voyait encore une perte d’identité, mais plutôt l’expression du progrès en marche.

Un mode de vie. Alors pourquoi sommes-nous fascinés par ces motos d’hier ou d’aujourd’hui qui vont à l’encontre de la facilité et de l’efficacité ? Peut-être qu’à force de vouloir démocratiser, sécuriser et fiabiliser la moto, et de réglementer, limiter et surveiller leurs possesseurs, on a perdu de vue l’essence même du plaisir motocycliste. Aujourd’hui, rouler à moto n’a pas de fonction « utile ». Seuls les déplacements urbains, à la faveur d’une tolérance fragile, justifie leur usage. Mais les deux-roues plastifiés, cantonnés à ce rôle pratique, sont loin de déchaîner la passion. Lorsque, dans les années 70, la moto a perdu sa fonction de véhicule économique, évincé par l’essor de l’automobile de masse, elle a gagné une fonction plus valorisante, portée par une génération en révolte, pour devenir un mode de vie, entre rock et amour libre. Une génération plus tard, le mode de vie est devenu un loisir. Ceux qui vivent toujours la moto autrement qu’un simple engin de déplacement connaissent la raison d’être d’une Vincent ou d’une Wakan. Peu importe si nous n’avons pas les moyens de nous les offrir, elles existent pour nous rappeler que la moto n’est pas un mode de transport, c’est une machine à rêve.

Avec la participation de Philippe Morand

- Comparatif extrait du numéro « Spécial Motos Mythiques n°4 »

Bibliographie

En français
- « La 1000 Vincent », par Antoine Guirao (1000vincent.hrd@free.fr).
En anglais
Ouvrages documentaires :
- « Vincent HRD Story », par Roy Harper, 1975, Vincent Publishing Company.
- « Fifty years of the marque », par Philip Vincent, 1977, Vincent Publishing Company.
Ouvrages techniques :
- « Vincent Motor Cycle Maintenance & Repair Series », par Paul Richardson, 1960, Pearson - La Bible !
- « Know Thy Beast », par E.M.G. Stevens, 1972, Vincent Publishing Company - l’évangile !
- « Vincent Series B & C Spares List », 1952.
- « Vincent Twin Instruction Sheets », 1961.

Sur la toile.
- www.motos-anglaises.com
- www.vincent-motorcycles.com
- www.harrisvincentgallery.com
- www.voc.uk.com
- http://vincentspares.co.uk
- www.conway-motors.co.uk

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