10 H du mat sur la piste « Cinque Laghi », Madonna di Campiglio, Dolomites, Italie. Contrairement a ce qu’annonçait la météo, il fait un temps de fou. Soleil, super neige et pas un souffle de vent. Comme je le glisse au PDG de Ducati Claudio Domenicali « vous devez avoir signé un pacte avec le diable pour avoir des conditions parfaites années à après années ! » Le boss me renvoie un sourire pensif, puis m’explique qu’il s’est fait mal à l’épaule en chutant quelques minutes plus tôt. Il ne pourra donc pas participer à la course.

L’arrivée du slalom géant. Y a plus de pente, il faut privilégier la glisse

Aussi compétitif que ses pilotes, s’il reste stoïque, je sais qu’il doit en avoir gros sur la patate. Car ce très beau slalom géant d’une quarantaine de secondes (une vingtaine de portes à vue de nez) est un moment que tout le team Lenovo Ducati attend pour se tirer la bourre avec ses pilotes. Davide Tardozzi (team manager), Michele Pirro (pilote de développement), Luigi Dall’ Igna (boss du service course) : tout le monde et là.

Claudio Domenicali, PDG de Ducati, a chuté peu avant le début du slalom et s’est fait mal à l’épaule. Il ne peut participer et pour lui, c’est un crève-coeur

Carlo Merlini et Michele Massini du team Gresini sont aussi présent pour en découdre, plus une tripotée de reporters dont votre serviteur. 52 participants en tout, avec en guise d’ouvreur, Giorgo Roca, champion du monde de slalom spécial 2006. Ca rigole pas ! Dossarts, système de chronométrage tout ce qu’il y a de plus officiel, speaker, drone qui survole le parcours et photographe de GP, c’est pro.

Pecco a bien progressé en deux ans. Il taquine désormais le podium avec une quatrième place finale sur 52 partants. Pas mal du tout

Alors qu’une membre du staff Ducati distribue les dossarts, je taille le bout de gras avec Pecco. « Il y a deux ans, j’avais réussi à te battre, mais l’an dernier, c’était toi le plus rapide ! » « - Il y a deux ans, j’étais très lent » répond le double champion du monde MotoGP, affable et souriant comme à son habitude. « Mais l’an dernier j’ai commencé à comprendre le mode d’emploi. Les trajectoires ressemblent à celles du MotoGP. Malheureusement, je n’ai pas le temps de skier durant l’intersaison. »

Style sobre et efficace pour Pecco : « les trajectoires ressemblent à celle du MotoGP » assure le double champion du monde

Coup de bol, Pecco dispose du dossart numéro 7 et moi du numéro 9. Je suis donc aux premières loges pour le voir se préparer. D’un calme olympien, il regarde les premiers concurrents partir et observe leur placement sur les deux premières portes. La prise d’élan avant le déclenchement de la cellule de chronométrage. Pour lui, cette course n’a pas la moindre importance. Pour moi, c’est la seule occasion de l’année de me mesurer à un champion, et mon coeur bat la chamade.

Toto, reporter de Motomag en plein boulot. Journaliste, c’est pas un métier facile, mais c’est toujours mieux que de travailler !

Pourtant, je skie depuis que je suis gamin alors que Pecco ne monte qu’une fois ou deux par an sur les planches. Mais en bon athlète de haut niveau, il pige tous les sports à vitesse supersonique. « Pecco, Tu sais à combien bat ton coeur au départ d’un GP ? » « -aucune idée ! » me répond-il. Dans le public massé au départ, j’aperçois le visage intéressé de Marc Marquez, qui observe son co-équipier le sourire aux lèvres. Lui, il n’a skié qu’une dizaine de fois dans sa vie, hors de question qu’il prenne part au slalom, me dis-je. La suite me prouvera que non.


A donf

Marc Marquez, sourire aux lèvres dès le départ. Il a dix jours de ski dans sa vie, même pas peur !

Pecco est parti depuis une minute et le steward casqué me fait signe de mettre en place. « Number 9, Pronti ? Via ! » Poussant comme un damné sur mes bras, je tente de m’extraire le plus rapidement possible du portillon de départ avant de négocier le premier gauche. La vache, c’est serré ! Comme sur circuit, les virages me giflent à la figure, la prise d’angle est grisante, et quand on serre les portes au plus près pour grappiller des dixièmes, on manque de perdre le grip et de s’envoler.

Luigi Dall’Igna, chef du service course Ducati, est un fin technicien sur les planches. Mais il loupe le podium lui aussi

Tous les participants ont beau avoir eu droit à une reconnaissance le long du tracé, le découvrir skis aux pieds est totalement différent. Trajectant au plus court sur le bas du slalom, je passe la ligne d’arrivée, freine, et file voir le tableau de chronométrage : 42.64. Pecco me colle 1,3 seconde. Ah le cuistre ! Il est bien placé : 5è chrono provisoire, et en grande discussion avec Davide Tardozzi, à qui il a collé quatre secondes. « Sur la première manche, je découvre le tracé, mais à présent, je sais où je vais pouvoir m’améliorer » se réjouit Pecco. Voilà qui n’est guère rassurant.

Marc Marquez, qui a bénéficié d’une journée de reconnaissance avant le slalom, apprend le metier avec sa GoPro. Il progresse de deux secondes entre les deux manches, ce qui est excellent

Sur ces entrefaits, j’aperçois un skieur au style des plus originaux. Pattes écartées, trop en arrière, balançant les bras pour récupérer ses multiples pertes d’adhérence. On dirait les guibolles de Jean Raoul Ducable dans la course de cotes de Mesdons les Gases (Joe Bar Team, Tome 1). C’est brouillon au possible, mais l’attaque est maximale. « Mesdames et messieurs, voici le dossart N°32, Marc Marquez ! » glapit le speaker. La vache ! Il a osé.

Marc Marquez, légèrement en vrac entre deux portes, mais il se rétablira à chaque fois

Passé la ligne, Marc part dans un grand dérapage, puis dans un grand éclat de rire. « Punaise, je contrôle pas grand-chose, mais c’est fendard ! » s’exclame-t-il aux caméras qui viennent l’interviewer. Il est descendu en 47 secondes, mais il l’a fait, sans se bourrer de surcroit. Et surtout, en s’éclatant sans peur du ridicule, ce qui en dit long sur sa personnalité. Son charisme et sa spontanéité ne laissent personne insensible. Pour preuve, sur le bord de la piste, des skieurs de passage sont déjà là pour recueillir son autographe.


Match retour

Pecco Bagnaia au départ : portique de chronométrage, cameramen, photographes et public. Même au ski, ça ne rigole pas !

Seconde manche, tout le monde a en tête le moyen d’améliorer son chrono, et la pression monte. Luca Cesaretti, le reporter de la Rai1 vainqueur l’an dernier, se bourre au quatrième virage. Le ton est donné. Pecco repart et execute son plan à la perfection, gagnant plus d’une seconde sur son run précédent, tandis que je grapille quatre malheureux dixièmes. Le bougre n’a même pas besoin de s’entrainer ! « Imagine ce que tu ferais si on te laissais une semaine sur ce tracé ! » Lui glisse-je.

Mine de rien, Pecco est toujours dans le top 5, au milieu de skieurs confirmés. Mais revoici le N°32, dans tous les sens comme tout à l’heure, mais ce coup-ci en 45 secondes. La vache, deux secondes plus rapide, il apprend vite le rascal. « Comment tu te sens Marc ? » demande-je. « Super bien ! Je ne comprends pas tout ce que je fais, mais je m’amuse comme un fou » témoigne l’octuple champion du monde, excité comme une puce.

Luigi Dall’Igna, ravi avant même le départ du slalom. La course, c’est sa vie. « En tout, j’ai dû remporter une soixantaine de titres mondiaux ! »

Derrière les deux champions, Luigi Dall’ Igna observe en souriant, visiblement ravi de la tournure des événements. « Des journées comme celles-ci sont parfaites pour souder l’équipe » professe-t-il. « Tout le monde se fait plaisir et rigole. On sait très bien que le reste de la saison sera plus intense, mais on en profite tant qu’on peut et c’est génial. » Après le slalom, on est tracté en groupe derrière une moto-neige jusqu’à un refuge qui fait face à la chaine de montagne majestueuse de Brenta.

Marc Marquez, mort de rire à l’arrivée, après s’être fait plusieurs chaleurs en 44 secondes, comme en qualif MotoGP !

Marc et Pecco sont assis face à face. Entre eux deux, le reporter TV anglais Gavin Emmett fait office de maître de cérémonie (tapez "Pecco and Marc face to face" sur Youtube pour assister à l’itv). Après quelques questions bonne-enfant, il entre dans le vif du sujet. « Bon, vous vous rappelez tous les deux de l’accrochage à Portimao l’an dernier. Si ce genre d’incident se reproduit, comment allez vous gérer la chose maintenant que vous ètes co-équipiers ? « Pour moi ça ne change rien » explique Pecco. « Pareil pour moi » acquiece Marc « -Personne ne veut chuter » enchaine l’Espagnol « mais il y a des circonstances où tout ne se passe pas comme prévu. » « -Oui, regarde cette course » ajoute Pecco. « J’étais cinquième, je perds onze points, et donc le titre. » « Désolé ! » s’exclame Marc avec le sourire.

Reconnaissance du tracé avant la course

Clairement, ces deux là ne se feront pas de cadeaux. Debout à côté de moi, Luigi Dall’ Igna n’en perds pas une miette. « On sent leur intelligence d’ici ! » lui glisse-je. « Exact, c’est ce qui facilite la gestion de ces deux champions. Il pourra y avoir des situations problématiques, mais on est face à des athlètes dotés d’une grande expérience, ce qui ne peut qu’aider. »

La veille, le team-manager Davide Tardozzi disait la même chose. «  Manager des champions est plus facile que des rookies (débutants) . On n’a plus grand-chose à leur apprendre. Mais si jamais il y a conflit, c’est Gigi qui tranchera. Il en est capable, je n’ai aucun doute là dessus. » Même si les deux pilotes sont poussés à s’affronter par leurs clans respectifs ? « Je connais Pecco, je sais ce que lui disent ses amis de la VR46. Et je sais qu’il pense par lui même, au lieu de répéter ce que les autres disent. »

Davide Tardozzi, team manager de l’équipe officielle Ducati et ancien pilote en championnat du monde Superbike, sur Bimota notamment. Toujours prêt à taquiner le chrono

Un dîner des plus conviviaux avec Marc, Pecco, leurs compagnes Gemma et Domizia tendaient à illustrer cet état de fait. « Mais Marc sait très bien que la première des choses qu’il devra faire pour s’imposer, c’est de devenir la bête noire de Pecco » analyse le vétéran Mat Oxley, véritable historien des GP. « Si Marquez parvient à déstabiliser Bagnaia, il peut alors rêver d’un neuvième titre, ce qui serait le plus grand exploit que ce sport ait jamais connu. Deux années de galères, de blessures, quatres opérations. C’est encore plus fort que ce qu’à fait Mick Doohan. En ce qui concerne le Duel Bagnaia/Marquez, la meilleure comparaison qu’on puisse faire, c’est le Duel Prost/Senna en F1 en de 1988 à 1990. Tous deux étaient expérimentés, talentueux et intelligents. Dotés du meilleur matériel dans le meilleur team, McLaren. Au départ, leur relation fut cordiale, mais elle s’est muée en une apre rivalité. »


Fragile équilibre

Le team d’usine Ducati 2025, véritable épouvantail du championnat. De gauche à droite : Pecco Bagnaia, Davide Tardozzi, Luigi Dall’ Igna, Mauro Grassilli (directeur sportif) et Marc Marquez

Après tout, Pecco et Marc ont le titre pour objectif. Ils sont équipés d’une Desmosedici qui a remporté 19 des 20 GP en 2024. Et risque de progresser encore en 2025, avec les meilleurs ingénieurs de la marque pour les aider à exploiter cet avantage. Lors de la présentation du team, Luca Rossi, le président du Lenovo Intelligence Devices Group, insisitait sur le fait que chaque week-end de GP, c’est plus de 100 giga bites de données qui étaient téléchargées sur chaque moto du team grâce à la cinquantaine de capteurs qui enregistrent ses mouvements.

Outre la qualité de la communication dans le team, une caractéristique qu’a immédiatement remarqué Marc Marquez, c’est l’exploitation de ces données qui fait la différence chez Ducati. Et leur a par exemple permis d’exploiter 100 % du slick arrière Michelin à partir du Mans 2024. Alors qu’aucun autre constructeur n’y est parvenu. La communication était au centre de la réorganisation voulue par Luigi Dall’ Igna lorsqu’il a été engagé par Ducati pour diriger le service course en 2014 (cf GPMAG N°14).

En rétablissant le lien entre les ingénieurs de l’usine et ceux présents sur les GP qui ne se parlent guère, et en impliquant tous les groupes de travail aux réunion de développement (châssis/moteur/électronique), Dall’ Igna est parvenu à créer un proto MotoGP qui est aujourd’hui la référence. Et qui permet à plusieurs pilotes de gagner (rien qu’en 2024, Bastianini, Marquez, Pecco et Martin). En intégrant des principes de la Formule 1 (importance de l’aéro) et en faisant preuve d’originalité technique (abaisseurs d’assiette), Dall’Igna et son équipe se sont ménagés une longueur d’avance sur leurs adversaires.

Avec le gel des spécifications moteur prévu pour 2025 et 26 pour permettre aux usines de développer leurs protos 850 sans se ruiner, les essais de pré-saison 2025 revêtiront une importance capitale. « On a beaucoup de choses à essayer » explique Luigi Dall’ Igna. « Un nouveau châssis, un bras oscillant, un abaisseur d’assiette modifié (qui était déjà le plus perfectionné de la grille…), un carénage inédit. Mais je vais être particulièrement pointilleux dans la sélection de ces composants, car un seul mauvais choix pourrait compromettre notre avance. » Avec six machines sur la grille au lieu de 8 en 2025, Ducati garde toutes les cartes en main pour triompher.

Duel au soleil : les vacances du team Lenovo Ducati {JPEG}

D’autant que la dream team Bagnaia/Marquez est le meilleur duo proposé par l’équipe d’usine depuis leur entrée en MotoGP en 2003. Les deux champions, qui comptent 11 titres MotoGP à eux deux, peuvent-ils tout rafler ? « La situation la plus dangeureuse pour nous serait d’aborder cette saison en étant convaincu qu’on va battre tout le monde en oubliant le travail effectué par nos adversaires » répond Marc Marquez. Et même si le couple Marquez Bagnaia s’avère effectivement dominant au guidon de la GP 25, leur duel pour le titre peut alors tout faire basculer. « Cette saison 2025 sera soit magnifique soit un désastre » prévenait Pecco en fin d’année dernière. On a hâte d’en connaître l’issue.

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