Pour lui (et pour beaucoup d’autres), les Béhèmes sont les reines de la route, aussi confortables que logeables.
Mais la R 1200 R se pose comme l’exception qui confirme la règle ! Selle passager étroite, ni poignée de maintien ni porte-paquet, c’est du roadster pur jus !
L’opération « arrimage » se finit donc avec des tendeurs se croisant en tous sens, pour assurer le maintien de sacs à l’équilibre précaire… Reste le réservoir, en acier, pratique pour les sacoches magnétiques. Les camarades ne sont guère plus à la fête. Emporter ne serait-ce que le minimum vital relève de l’exploit ! Entre les échappements hauts qui vous « crament » les bagages (Morini, KTM), les embryons de selle (Honda, Triumph), les réservoirs en plastoc aux formes biscornues (Buell, KTM) et l’absence de porte-paquet (là, pas de jaloux, elles sont toutes concernées !), il faut prévoir « léger » pour voyager, et ne pas hésiter à utiliser tout ce qui se présente pour l’arrimage des tendeurs (bavettes arrière, platines repose-pieds, dessous de carénages, cadre, etc.).
Petit bonus pour ceux qui ont choisi la Triumph et la Honda, leur bidon est en bonne ferraille, sacoches adaptables bienvenues. Au final, bagages et roadsters ne font pas bon ménage, il n’y a qu’à regarder les chargements : le feu arrière de la Honda est presque masqué, le sac d’Étienne frôle les échappements de la KTM et les tendeurs sur la Morini frottent sur les silencieux, on verra bien…
En deux coups de gaz, nous voilà sur l’autoroute du ch’Nord, coincés entre le béton (sous nos roues) et la pluie (sur notre tête), mais armés d’un moral d’acier ! Pensez donc, on roule en direction de l’île de Man, La Mecque des motards, alors rien ne peut nous atteindre… Sauf une drache infernale, qui s’invite juste à la hauteur du panneau d’autoroute « Bienvenue dans le Nord-Pas-de-Calais », comme dans le film événement de l’année. Quelle rigolade !
Cela dit, ce qui est moins drôle, c’est notre état : entre le manque de protection frontale (normal, ce ne sont pas des GT) et les retours d’eau par l’arrière projetés par les gros gommards que les jolies mais minuscules bavettes n’arrêtent pas, ce sont six grosses éponges qui se présentent à l’embarquement du ferry Calais-Douvres (nous n’avons pas choisi l’option Eurotunnel, mais le charme d’une traversée à l’ancienne).
À peine remis de notre humide aventure nordiste (la traversée dure moins d’une heure), nous voilà débarqués à Dover (en anglais dans le texte), port de commerce aussi lugubre que triste, que nous décidons de quitter au plus vite. L’itinéraire est simple : Liverpool via l’autoroute, en contournant Londres par l’ouest via le « London orbital », l’équivalent de notre Francilienne, puis cap au nord sur la M6 jusqu’à Liverpool, grosso modo 500 bornes d’ennui (mais gratuites…) d’autoroute.
Au fil des heures, l’euphorie du départ fait place à la monotonie du ruban gris qui défile sous nos roues, et avec elle son cortège de désagréments : fatigue, inconfort, lassitude, etc. Le premier à manifester quelques signes de faiblesse s’appelle Gérald. Juché sur la haute KTM, il en prend plein la quiche. Assis bien droit, les bras écartés par le guidon façon enduro, la prise au vent est maximale et rien que de tenir la vitesse légale le fatigue. De plus, le twin vibre pas mal (entre 4 500 et 5 000 tours) et répercute le martèlement de ses pistons dans le guidon et les repose-pieds.
Heureusement, la distance selle-repose-pieds est relaxante (485 mm) et la selle n’est pas trop dure. Derrière, le duo Morini-Triumph rivalise au chapitre du « savoir recevoir ». Malgré des selles assez dures, la position induisant une légère bascule du buste et la distance selle-repose-pieds correcte (450 mm) les placent un cran au-dessus de l’autrichienne. Quant aux salles des machines, RAS.
Le twin Morini et le trois-pattes Triumph ne vibrent pas aux régimes stabilisés d’autoroute : un bon point. La CB 1000 R, elle, se place tantôt mieux (triangle selle-guidon-repose-pieds parfait), tantôt moins bien (selle vraiment dure !) que les deux citées plus haut. Quant à son moteur, à part quelques vibrations dans les rétros, il ne se manifeste pas plus que ça aux allures autoroutières. En revanche, il tourne en moyenne 500 tours plus vite que les autres aux mêmes vitesses.
La finale se joue donc avec la Buell, à la selle d’un confort digne d’une GT haut de gamme (densité, ergonomie) mais dotée d’une position de conduite « étriquée » qui perturbe les plus grands (distance selle-guidon trop juste), et d’une prise au vent importante (position trop droite). La BMW, elle, est bien la digne représentante du constructeur bavarois : c’est elle, après quelques discussions toutefois, qui décroche la palme du confort. Les raisons de ce plébiscite ? Une selle bien dessinée (bien qu’encore un poil dure), une position « dans » la moto, et non « sur » la moto (moins de prise au vent, donc) et un moteur discret question vibrations.
C’est donc fourbus par 11 heures de voyage (depuis Paris), mais habités par une vive excitation, que nous arrivons à Liverpool pour embarquer sur le « Ellan Vannin », dernier fleuron de la « Steam Packet Company ». Direction la terre promise… 2h30 plus tard, nos roues foulent les quais de Douglas, capitale de l’île de Man, déjà endormie sous un brouillard marin. Demain est un autre jour !
Samedi 17 mai au matin, après une nuit aussi réparatrice que mouvementée (l’excitation attise l’insomnie, c’est bien connu), toute l’équipe est à pied d’œuvre, après un « full english breakfast », un truc qui vous cale l’estomac (et entretient votre ligne…) pour la journée !
C’est le moment de faire le tour des motos, histoire de voir. Tiens, la Katoche et la Buell ont consommé beaucoup d’huile (un bon demi-litre chacune), les pneus sport ont mal digéré les bornes d’autoroute (surtout les Michelin Pilot Power bi-gommes). Allez comprendre… Certaines chaînes secondaires nécessitent d’être retendues, et toutes d’être graissées (la BMW rigole). Les kilomètres, ça use, ça use, et pas que les souliers !
Motos révisées, pleins faits, c’est le moment tant attendu : se lancer sur le mythique tracé, l’ultime juge de paix qui, je cite, « sépare les hommes des enfants », selon un proverbe local… Gulp ! C’est au niveau de Quarterbridge que nous nous engageons (avec humilité, il faut l’avouer) sur le « TT course ». l’atmosphère particulière du lieu nous envahit rapidement : les panneaux orange, annonçant la forme et le nom des passages clés, les trottoirs-vibreurs peints en noir et blanc, les ballots de paille en sortie de virages, c’est extraordinaire… L’émotion reste la même, que vous soyez déjà venu (c’est le cas de votre serviteur et de deux autres compagnons de voyage), ou que vous découvriez l’endroit. Chacun a su savourer ce premier tour (de chauffe ?) complet à sa juste valeur, parole.
Comportement : Honda et BMW en tête.
Bien, laissons pour un temps l’émotion de côté et revenons un peu à nos moutons, ou plutôt à nos montures. Après une première journée de mise en jambes et de découverte, c’est le mors aux dents, prêts à en découdre, que ces roadsters abordent les deux derniers jours de roulage. Il est vrai que le lieu incite à la débauche… Le rythme s’accélérant d’heure en heure, chacun pousse un peu plus sa machine.
Les gauche-droite et autres courbes au revêtement limite s’enchaînent (de Ballacraine à Ramsey) à une bonne cadence et déjà certaines motos font montre d’un fort potentiel, quelles que soient les conditions de roulage rencontrées. Le duo germano-nippon se détache : Honda et BMW absorbent les irrégularités de la chaussée avec élégance. Le travail hydraulique des suspensions de la Honda est parfait, fourche et monoammortisseur « avalant » la route de concert, sans désunir la moto. Garder la traj’ au guidon de la CB est un jeu d’enfant. Même les freinages sur l’angle, pour corriger une entrée de courbe optimiste, ne lui font pas peur. Idem pour la BMW, avec l’ESA réglé en mode « sport ».
La teutonne survole la route sans jamais quitter la direction imposée au guidon. La précision du Telelever est un atout de taille pour trajecter propre et pour planter de gros freinages, couplés avant-arrière au levier. La moto ne bascule absolument pas sur l’avant. Un bonheur. Derrière, un autre duo, anglo-italien cette fois. La « Speed » fait valoir sa partie-cycle vive et intuitive, combinant angle de chasse fermé (23,5°) et empattement super-court (1 429 mm), les valeurs les plus radicales de ce comparatif, d’ailleurs. À son guidon, le rythme est soutenu, d’autant que les suspensions de qualité (du Showa) assurent un travail correct. La seule petite faiblesse de l’anglaise, c’est sa tendance à se « verrouiller » sur les freins quand elle est sur l’angle. À vous de veiller à votre vitesse d’entrée en courbe. D’autant que la Morini vous « suce » la roue depuis un bon moment ! Quelle bonne surprise, cette moto !
Déjà étonnante lors de notre précédent comparatif (Moto Mag 238), l’italienne ne fait aucun complexe face aux ténors du genre. Stable (son angle de colonne et sa chasse sont assez ouverts avec 24,5° et 103 mm) et précise, la fourche Marzocchi (tubes de 50 mm) assure un guidage sans faille de la roue avant, malgré une petite tendance au sous-virage : il faut forcer le contre-braquage de temps en temps. De plus, la précontrainte de l’amortisseur est un peu dure et la détente hydraulique trop faible (coups de raquettes fréquents sur les retours de bosses).
Il faut donc un peu d’expérience pour s’occuper de la belle en mode « arsouille ». Et la KTM ? Où est-elle ? Où est la reine des virolos, la tueuse de chronos qui a mis tout le monde d’accord l’année dernière ? Elle se débat derrière avec la Buell !
Explications. L’autrichienne est allergique à deux facteurs : le premier, des pneumatiques passablement usés (pourquoi nous avoir fourni une moto aux gommes bien entamées, Monsieur KTM ?) ; le deuxième, les successions de petites bosses (créées par les racines des arbres passant sous le bitume) qui jalonnent les 2/3 du circuit routier. Petits plis que les suspensions WP n’ont jamais réussi à juguler, au grand désespoir de la tenue de cap. Trop dures (par souci d’équité, nous n’avons pas touché aux réglages constructeur), les suspensions absorbaient mal les chocs, rendant la moto sujette aux guidonnages, difficile à placer sur la trajectoire et à garder la corde. Une belle déception, à la vue des prestations antérieures de la Super Duke… Il n’y a que sur du « billard » que la Katé se montrait au niveau de ses concurrentes. -Quant à la Buell, elle accuse le poids des ans. Sympathique à rouler mais n’ayant subi aucune évolution majeure, elle ne fait pas le poids en dynamique face à la crème du genre. Pataude, lourde du train avant, elle demande une complète implication pour rouler à bonne allure. La suspension arrière est bien trop souple (la stabilité est chahutée en sortie de courbe, gaz en grand) et dès que vous relâchez la pression au guidon, elle se redresse, tel un culbuto. Dans les multiples enchaînements de virages, c’est usant.
Moteur : Morini – Rhââ lovely !
S’il y a une partie du tracé qui fait la part belle aux moteurs, c’est bien la portion de montagne qui débute à Ramsay Hairpin et qui s’achève à Brandish Corner. Seize bornes « à toc » dont 10 en montée, avec des grandes courbes bien dégagées et… sans aucune limitation de vitesse ! Premier bloc à donner de la voix (et quelle voix !), le twin Morini, ici en version « full power ». Un concentré de bonheur, une usine à sensations, bref, un truc de fou ! Ça pousse de 2 000 à 10 000 tours, ça gueule, ça en donne à tous les étages, c’est incontestablement LE moteur le plus incroyable de la production actuelle ! Essayez-le au plus vite, c’est un ordre ! D’autant que la version bridée est tout aussi exubérante (voir Moto Mag 238). Pourtant, à la froide lecture des chiffres, il rentre dans le rang. À croire que le vulgum motardus est plus sensible aux sensations qu’à de simples chiffres couchés dans des colonnes.
Autre source de plaisir, le trois-cylindres Triumph. Tout a déjà été dit sur ce bloc : docile sur un filet de gaz comme un quat’-pattes, musclé aux mi-régimes comme un twin et explosif de 7 500 à 10 000 tours, il a tout pour lui, et même son bridage mécanique (une cale limite le tirage) ne le pénalise pas trop. Le bloc KTM n’est pas mal non plus, dans son genre. Hypervif à la prise de tours (le vilebrequin doit être en balsa !), il pousse fort passé les 3 000 tours (il manque de souplesse en dessous) et catapulte la frêle Katé (la plus légère du lot) à la moindre impulsion du poignet droit.
Le bridage est là aussi bien maîtrisé et le bloc se vit au rythme du claquement sec et métallique distillé par ses échappements inox. Tout le contraire du twin américain, véritable « dinosaure » des temps modernes, avec sa distribution culbutée et son architecture « longue course ». Lent à la prise de tours, avec une inertie digne d’un diesel, il marque le pas, donnant l’impression de ne pas « pousser ». Mais les apparences sont trompeuses… Un rapide coup d’œil sur les chiffres de reprise rassurera les éventuels acheteurs, déjà hypnotisés par le grondement de l’échappement de la belle américaine.
Reste la Honda et la BMW, deux cas à part. Ils se classent dans la catégorie des « efficaces discrets ». Ils ont laissé tomber le côté caractériel pour se pencher uniquement sur les performances chiffrées (du concret, en somme…) et c’est plutôt réussi. Le flat Béhème (linéaire et peu démonstratif) talonne en performance la Katé et la Triumph (voir le tableau des reprises). Quant au quatre-cylindres Honda, il rappelle le souffle discret d’une turbine, linéaire et sans grandes sensations. Ceci bien qu’il soit ici en version libre (la seule disponible chez Honda).
Il offre les mêmes reprises que la Speed Triple bridée ; espérons donc que « la castration à la française » n’entravera pas trop les performances de la nippone. Nous finirons par les boîtes de vitesses, qui vont de très bien (Honda et Morini), à très médiocre (Buell), en passant par bien (KTM, Triumph et BMW).
Retour sur terre. Il est temps de « plier les gaules » et de quitter l’Eden du motard. Après quatre jours de roulage intense, hommes et machines accusent la fatigue (voir encadré Petits tracas de voyages) et il y a de moins en moins de changement de moto, les couples s’étant formés au fil des jours, chacun ayant « trouvé » sa compagne idéale pour finir cette aventure dans la bonne humeur. C’est donc le cœur gros et des souvenirs plein la tête que nous abordons les faubourgs de la capitale (la banlieue, quoi…).
Un synonyme de retour à un quotidien pas toujours facile, avec la promesse de retourner bientôt sur cet îlot de liberté pas encore géré par les technocrates…
Et puis autant l’avouer sans faux-semblant, goûter à la vitesse libre couché sur le réservoir, poignet droit « cassé » est un réel plaisir (qui a dit addictif ?). Et jouir de certains espaces de liberté comme ici à l’île de Man ou en Allemagne aiderait bien des conducteurs (tous véhicules confondus) à mieux vivre les contraintes que nous connaissons (malheureusement) partout.
Verdict
Force est de reconnaître l’entrée remarquée de la dernière Honda sur le marché affûté des gros roadsters. Aussi performante que docile, sa partie-cycle est d’une précision redoutable qui renvoie la concurrence à ses études. Les plus critiques lâcheront un laconique : « C’est une Honda, efficace mais sans personnalité. » Les autres salueront une moto sans histoire, capable de vous emmener le lundi matin au boulot et de « tordre » les copains dans les gorges de l’Ardèche le week-end, le tout à un tarif bien placé. Même profil pour la BMW, dont la polyvalence est un gros atout.
Elle est capable de tout bien faire, mais son tarif est élevé, surtout si vous vous laissez tenter par quelques options bien utiles… ESA, ABS, poignées chauffantes, béquille latérale, etc., qui font grimper la facture à environ 15 000 E. Dur, dur, mais on n’a rien sans rien l’ami. Cela dit, si ces deux-là son trop sages pour vous, optez donc pour le meilleur rapport qualité/prix/prestations du marché : la Triumph Speed Triple 1050. Avec elle, pas de mauvaises surprises, c’est achat gagnant garanti ! Idem avec la KTM. Du bon matériel que cette Super Duke (quoiqu’un peu chère), mais qui ne supporte pas l’à-peu-près question réglages de suspensions et état général, à l’image d’une machine de compétition. Reste la Buell et la Morini, deux bonnes motos mais qui souffrent, pour l’une, d’un réseau embryonnaire, et pour l’autre, d’un « mode d’emploi » indispensable pour qui veut aller loin sans ennui et désire exploiter au mieux son moteur « longue course » et sa boîte de vitesses d’un autre âge…
Alors, laquelle choisir au final ? En fait, cela sera en fonction de votre « rapport » avec la moto. Si vous êtes du genre pragmatique et que les « rites initiatiques » liés aux motos exotiques vous ennuient, foncez chez Honda ou BMW, ces deux-là vous donneront le change sans chichi. Ceux pour qui la moto doit d’abord éveiller les sens en « communiquant » pourront choisir une des quatre autres et y trouver leur bonheur… sur l’île de Man ou ailleurs.
Avec la participation de Jérôme Laval, Olivier Claisse et Gérald Pintéra.