Si les étrangers que nous rencontrons chevauchent des machines plutôt récentes et modernes, notamment des Kawasaki 650 KLR, des Suzuki V-Strom et toutes sortes de BMW GS, les Argentins moyens ne sont pas logés à la même enseigne. La période des fêtes de fin d’année correspond au début des vacances scolaires d’été. Les Renault 12, Peugeot 504 et autres Ford Falcon avec leurs galeries débordantes de bagages, sans oublier ces camping-cars hors d’âge, en fait de vieux camions ou bus aménagés avec les moyens du bord, nous replongent dans les années 1970. Tels des voyageurs à travers le temps, en attendant que nos muscles engourdis par cette lutte incessante contre le vent se relaxent, nous observons cette foule qui gravite autour des différents services que propose la station. Et s’il en est un qui détient de loin le record de fréquentation, c’est bien le distributeur d’eau chaude ! Les Argentins sont en effet de très grands consommateurs de maté, une infusion qu’ils sirotent à longueur de journée. Y compris en conduisant, d’où cette occasion rêvée de remplir leurs thermos.
Attention, guanacos. Nous nous rapprochons lentement de la ville la plus australe de la planète. Nous longeons le détroit de Magellan, bordé d’une côte tout à fait banale, que seul le nom de son découvreur embellit. De l’autre côté, nous voici enfin en Terre de Feu, sans que le paysage ait changé pour autant. De la pampa à perte de vue. Pour une centaine de kilomètres encore, le macadam cède la place à une piste couverte de gravier et corsée par l’habituelle tôle ondulée dont les vibrations secouent redoutablement la moto. La force du vent, associée au manque d’adhérence de la roue avant sur la piste, a tendance à faire déraper cette dernière et à entraîner la moto vers le bas-côté. Chaud ! D’autant qu’il faut constamment surveiller les guanacos. Solitaires ou en groupe, ces lamas sauvages, dont le pelage a pris la teinte beige de la pampa, ont la fâcheuse tendance à nous couper la route au dernier moment. Les nandous, cousins des émeus australiens, eux-mêmes cousins des autruches africaines, leur emboîtent le pas, suivis des moutons qui semblaient pourtant parqués. Pas de tout repos, cette route…
La fin du monde. Le bitume resurgit en changeant de pays. Ici, Chili et Argentine se télescopent bizarrement, et nous passons sans cesse de l’un à l’autre. Avec à chaque fois les mêmes formalités administratives. Plus que quelques petites centaines de kilomètres à parcourir. Au détour d’un virage, alors que nous longeons un lac majestueux et que les arbres ont fait leur réapparition, les montagnes enneigées de la cordillère des Andes surgissent. Un petit col permet de les franchir et de plonger dans une vallée qui va nous faire glisser vers la ville mythique comme sur un toboggan. Le GPS égrène à rebours les kilomètres restants, et l’excitation monte. 23 kilomètres, 15, 7… Le voici enfin, le panneau d’entrée dans « la ciudad mas austral del mundo ». Il vaut bien une pause photo, car le paysage est pollué par des empilements de conteneurs. Pas exactement ce à quoi nous nous attendions. Il faudra prendre un peu de recul pour apprécier Ushuaïa.
Camping Rio Pipo. Selon nos informations, c’est ici que se réunissent les motards. Mais à notre grande surprise, quand nous arrivons, eh bien il n’y en a que deux… Deux Allemands. Même si ce mini-rassemblement du bout du monde va un peu s’étoffer à mesure que le 31 approche, il ne comptera pas plus d’une quinzaine de machines… Bien loin de ce que nous imaginions ou que le nombre de motos vues en route pouvait laisser supposer. Il suffit pourtant de se promener dans le centre-ville pour se rendre compte que d’autres passionnés sont bien au rendez-vous. Mais notre notion d’une concentration « à l’européenne » n’ayant pas cours ici, chacun y va de son hébergement favori. Hôtel, chambre chez l’habitant, auberge. C’est l’été, mais le climat, avouons-le, ne se prête guère au camping. L’ambiance estivale, à Ushuaïa, c’est quand il n’y a plus de neige dans les rues. Même si les quatre saisons peuvent encore se succéder dans une journée. En témoignent ces arbres couverts d’une neige fraîche, tombée la nuit dernière sur les montagnes qui surplombent le fjord au fond duquel la ville est blottie.
31 décembre. Un groupe de quatre Français nous a rejoint, faisant de notre nationalité la plus représentée à la table de ce réveillon hors norme. Lequel s’organise après que l’on ait composé un menu et proposé de faire les courses. Il aurait certainement été dramatique de confier une telle mission aux Américains, aussi sympathiques soient-ils…
Cette journée sera aussi l’occasion de visiter un peu la ville et ses alentours. Dernière balade à moto de l’année dans le parc national de la Terre de Feu, au fil des ultimes kilomètres de la route 3 qui a, ici, définitivement perdu son revêtement. Avant de s’arrêter à quelques mètres d’un bras d’océan, elle zigzague entre de multiples lacs au cœur d’une nature sauvage et inhospitalière. Le soleil couchant baigne les sommets tout proches d’une couleur orangée. Il est grand temps de rentrer réveillonner.
La salle est comble. Les motos sont rangées sagement sous la garde de la croix du Sud, qui brille de toutes ses étoiles pour cette soirée sans nuage. Les motards occupent une grande table au fond de la salle. L’ambiance est chaleureuse. Naturellement, ce sont des histoires de voyages qui alimentent les conversations, avant que tout le monde ne se retrouve debout sur les chaises pour égrener les dernières secondes. 5, 4, 3, 2, 1... Bonne année !!!
