- Résultat, nous devons tracer un rail dans le sol meuble et assurer à trois le passage des machines. Pour une entrée en matière, c’est suffisamment copieux pour avoir déjà des ampoules aux mains. Deux ou trois bosquets plus loin, nous découvrons que nos efforts ont été vains, puisque le chemin devient sentier et qu’un nouveau torrent, plus tumultueux encore, nous barre définitivement la route.
- Reste à opérer un demi-tour sur une corniche pas plus large qu’un balcon. Aucun de nous ne maîtrisant vraiment la technique du pivot aérien, il nous faut besogner prudemment, particulièrement avec l’âne mort qu’est, dans ces circonstances, la 600 TTR-E qui nous accompagne.
- Plus tard, Christophe, savoyard un brin philosophe, résumera ce passage par « une conjonction d’éléments défavorables ». C’est cela…
- Un couple de vacanciers, qui occupe une cabane isolée, répond d’un air ennuyé à notre bonjour.
- Ils doivent voir passer trois motards par semaine, mais c’est déjà trop pour leur rêve à la Robinson Crusoë. « Vous n’avez rien à faire là », pérore le grincheux, autoproclamé Parisien en vacances qui en a marre du bruit. « Nous ne faisons que passer », nous excusons-nous presque. « Vous détruisez les chemins », poursuit le fâcheux. « Vaste débat, rétorquons-nous, et pour tout argument négatif que vous présentez, sachez que nous pourrions en opposer un positif, mais le temps nous manque. »
- Un peu las d’entrée de jeu face à ce ressentiment caricatural, moi qui ne compte que des paysans dans ma famille, je décide de mettre fin à cette perte de temps en expliquant qu’il n’y a pas que la poignée de gaz dans la vie d’un motard, puisque je suis moi-même jardinier. Les connexions neuroniennes s’affolent un instant chez notre interlocuteur…
- Notre première ascension est celle du col du Joly, jonction à 1989 m d’altitude entre la Savoie et la Haute-Savoie où les moteurs de nos 250 commencent à ratatouiller.
- C’est gênant, sans plus. Moment d’étonnement devant une stabulation d’altitude, montée sur roues et amenée par tracteur pour traire les vaches dans les alpages. Faut dire qu’ici, le litre de lait d’appellation Beaufort vaut 30 centimes d’euro, soit trois fois plus que son équivalent ordinaire. Après la descente toute en lacets, Didier annonce qu’il faudra le déloger de la Tricker, à laquelle il découvre soudain bien des vertus.
- Pas mal pour une moto dont on se demandait ce matin même à quoi elle pouvait bien servir ! Assiette charcuterie-fromage de rigueur lors du déjeuner à Beaufort. Quel plaisir de se restaurer de façon simple et régionale ! Passé le barrage de Saint-Guérin puis le Cormet d’Arêches (2 108 m), il nous faut nous résigner à plusieurs kilomètres de route (beurk !)… où nous rencontrons même un radar automatique (re-beurk !).
- Sur les pistes de Valmorel, au passage d’un névé refusant obstinément de fondre, la Tricker, toujours elle, permet de franchir l’obstacle les doigts dans le nez, quand il faut être attentif à ne pas se vautrer avec la 250 TTR. Dans les passages boueux en dévers ou la pierraille, j’entrevois cependant les limites de ses pneus mixtes. Mais globalement, quelle aisance ! Nous sommes tous trois sous le charme de cette libellule.
- Goguenards au départ, nous pensions qu’elle allait nous trahir ou nous décevoir, or elle est toujours là et bien là, la lilliputienne ! A son guidon, Christophe s’essaie même avec succès au trial en grimpant au sommet d’un dolmen digne des Six jours d’Écosse. Tout à ces réjouissances, nous apercevons tardivement des bergers qui nous observent à la jumelle. Ils se préparent en fait à une nuit de veille pour défendre leurs troupeaux contre les attaques de loups, qui ravagent la région à raison de 5 à 6 têtes de bétail par nuit. Ambiance…
- En fin de journée, la montée vers Valloire à travers la forêt est bien raide et un rien technique. Fatigués par les heures de piste (il est déjà 21 h) et nos lourds sacs à dos (sous-marinier, j’aurais été recalé…), nous commettons des erreurs de débutants, du genre manque d’élan à l’approche de virages en dévers.
- Juché sur la haute selle de la TTR, le moindre arrêt de progression me paraît synonyme de chute. Un bon samaritain moins empoté que les autres passe les motos dans la principale difficulté, non sans s’être lui-même accordé une petite pause respiratoire.
- Dans les derniers lacets qui nous mènent vers Valloire, sous le soleil couchant, je bénis la légèreté de la Tricker en faisant quand même attention à ne pas cogner ses repose-pied, trop bas, contre les rochers qui jalonnent la trace. Eh oui, on ne saurait tout avoir, le beurre et l’argent du beurre, une selle basse et de la garde au sol…

Avez-vous lu “Le désert des tartares” ?

Le temps d’un week-end à rallonge, Valloire accueille justement le Mondial du quad et ses quelque 2 500 participants. Face à cette horde mécanique unie par un même désir de consommation, je me rappelle cet aphorisme : “un groupe est toujours aussi limité que le plus limité de ses membres.” Alors que nous cherchons à fuir vers des contrées moins fréquentées, un organisateur zélé tente de nous virer de la piste et, surtout, de nous interdire de photographier deux pauvres banderoles hostiles aux quadeurs. Ah ! mais on voit qu’il ne connaît pas notre photographe, le lascar !
- L’espace d’une seconde, j’ai peur que notre zélé opposant ne se prenne un objectif dans les ratiches. Car le Didier a beau être de tradition humaniste, il n’en est pas moins méridional. Que diable !
- Col du Galibier : les cyclistes savourent la jouissance rare d’avoir effectué l’ascension. Pour eux, c’est sûr, le plus beau paysage est dans la tête. Moins courageux, nous apprécions de pouvoir changer d’horizon d’un simple coup de gaz. Fainéants !
- Le temps d’une pause parmi les fleurs qui piquent les alpages, nous entendons notre première marmotte siffler dans les hauteurs. En regardant un éboulis aux jumelles, l’un de nous annonce, laconique : “c’est une bonne granulométrie pour Travis (Ndlr : Pastrana, le pilote Suzuki US adepte des cascades les plus folles). Vous avez dit obsédé ?
- Dans l’après-midi, après avoir, pour ma part, encore été mis en échec dans un sévère raidillon sur les hauteurs de la station de Risoul (ah, la motricité, c’est une science !), nous dévalons dans la poussière les pistes du col de Valbelle (2 372 m) vers Saint-André-d’Embrun. Seul le manque d’autonomie de la Tricker nous oblige à faire, tous les 90 km maxi, des détours vers la civilisation pour ravitailler en carburant.
- A part deux gars en VTT et un aimable couple de retraités en 4x4, nous n’avons rencontré personne. Ce sera désormais une constante dans notre périple, preuve qu’il y a de la place pour tout le monde, pour peu que l’on s’écarte des sentiers battus. A 2 645 m, symbole de cet isolement, la solitude absolue du tunnel du Parpaillon.
- Ici, tout n’est que caillasse et renoncement. Souvenir de lecture du roman “Le désert des Tartares”, de Dino Buzatti, j’imagine des militaires en garnison, abrutis par le vin rouge du mess ou par le vide métaphysique de leurs ruminations : pentes inhumaines, ambitions déchues et souvenirs de demi-mondaines…
- Plus prosaïquement, à une telle altitude, il faut encore se méfier de la neige et de la glace à l’intérieur du tunnel. De lourdes portes métalliques sont d’ailleurs là pour condamner les ouvertures en hiver, et l’obscurité nous incite à une méfiance justifiée.
- Dans la descente sur la Condamine, nous slalomons au ralenti entre des moutons. A l’approche des chiens qui gardent le troupeau, Christophe saute à pieds joints sur la selle, façon freestyle. Il nous expliquera plus tard que tout ce qui pénètre dans le troupeau est vécu par les patous, ces gardiens zélés, comme une intrusion.
- Aujourd’hui, en cas d’attaque de loup, un troupeau non surveillé par deux ou trois de ces chiens de race pyrénéenne n’est pas indemnisé. Au fond de la vallée, l’Hôtel du midi n’a pas bougé depuis les années 50 et les plaques émaillées de sa façade évoquent des guides touristiques disparus.
- Papiers peints jaunis et plantes en pot, on se croirait dans un roman de Simenon. Les toilettes sont au fond du couloir… Le soir au dîner nous revient cette devise montagnarde : un bon mec est un mec qui sait renoncer. Y compris aux raviolis trop cuits et au poulet trop gras ?

Activité de plein air

Troisième journée, toujours sur un rythme soutenu. L’immensité du parc du Mercantour s’ouvre pour nous seuls. Nous apercevons plusieurs marmottes, faisant le guet ou déguerpissant sous nos roues pour se réfugier dans un terrier. Leur pelage de couleur fauve est bordé d’un brun presque noir. Face à ces paisibles rongeurs, les blockhaus vétustes qui se dissimulent par endroits rappellent l’absurde conduite des affaires humaines.
- Le col de la Bonette, le plus haut d’Europe du haut de ses 2 802 m, voit défiler les motards allemands en cuir et en goguette. Les seuls hôtes de ces lieux, grands touristes devant l’éternel, n’ont que faire de nos motos crottées sorties d’une proche piste. Donc de nulle part.
- Pour la première fois de notre périple, la baisse de température est flagrante et des langues de brume s’attardent sur le paysage. Descente en roue libre : l’ultime juge de paix pour valider la qualité des trajectoires. A 50 km/h en pleine folie à l’approche d’une épingle, celui qui freine est un lâche… et un retardataire potentiel.
- Je ne peux m’empêcher de penser que cette technique permet de faire d’une pierre deux coups, à savoir retarder ses freinages et viser un nouveau point de corde tout en donnant la meilleure image possible des motards, silencieux, à l’écoute de la beauté qui les entoure. Cela étant, faute d’allure et d’enjeu, Didier manque s’en prendre une bonne en mordant dans le bas-côté. Sûr qu’avec une routière sur les pierres du fossé, il aurait payé cher sa distraction.
- Attention également à ne pas actionner le sélecteur par inadvertance : la sanction sous forme de blocage de roue instantané pourrait faire désordre avec les à-pics qui nous bordent. Après le déjeuner, la pluie qui tombe à l’approche d’Isola 2000 dilue les symboles du je-m’en-foutisme immobilier et des investissements obscurs en provenance de la Riviera. Nous abritons notre chagrin sous une casquette de tunnel routier. Des constructions hétéroclites, des canons à neige, des pistes de ski tracées au bulldozer, vierges de toute végétation, mais partout des panneaux d’interdiction de circuler. De qui se moque-t-on ?
- Passage en Italie, où quelques maisons commencent à se piquer de taches de couleur avec, de loin en loin, un campanile qui fait dire qu’ici est un ailleurs. Dans une descente aussi humide que pierreuse, miss TTR retrouve toute sa raison d’être : « À fond les manettes, ça ne bouge pas.
- On ne pourrait pas en faire autant avec la Tricker sans se mettre en vrac. » Derrière, à allure réduite sur la libellule en question, je lâche un « Buon giorno » internationaliste à un berger en bleu de travail. Quelques dizaines de kilomètres bitumés plus tard, nous arrivons, sous le soleil, au col de Tende où panorama et vent se conjuguent pour couper le souffle. Ici le pique-nique est souvent sportif, mais quelle vue !
- La descente vers la France et la vallée des Merveilles, par une piste à flanc de montagne d’abord large, puis façon voie romaine en sous-bois, est un pur enchantement. J’ai l’impression de savoir un peu faire de la moto. Plaisirs du soir, espoir.
- Etape dans un gîte de Tende, refuge pour randonneurs pédestres où nous réalisons un peu tard que nos motos ne sont sans doute pas les bienvenues. Mais nous n’avons pas la force de chercher ailleurs. Et puis la vue est belle, même si les dortoirs font punition pour enfants pas sages. Pas rancunier, le marchand de sable passe en me soufflant que, dans une prochaine vie, je chargerai moins mon sac à dos pour oublier les courbatures…

Classe verte

Le lendemain, la fraîcheur qui monte des gorges de la Roya et tapisse la route d’humidité salue notre départ vers la chaleur, pour cette quatrième et dernière journée.
- Sur la piste du col Linaire, alors que mes compagnons sont partis de l’avant poursuivre une famille de lièvres, j’admets pour la énième fois être gravement à l’arrêt. Habitué à la légèreté des motos de trial beaucoup plus faciles à rattraper en cas d’embardée, je ne sais tout bonnement pas tourner.
- J’ai beau me remémorer les rudiments de la technique, moto inclinée contre la jambe intérieure et appui sur le repose-pied extérieur, je reste trop raide dans la mise en pratique et j’ai tendance à riper de l’avant dès que l’allure s’accélère. Pas bon, ça, à flanc de précipice… Heureusement, le décor vient me sauver de ma médiocrité. Nous voguons dans les nuages et un lac émeraude nous fait de l’œil à l’heure de choisir la bonne piste. Nous voulions reprendre celle de l’Amitié, c’est raté !
- Un peu perdus, il nous faudra improviser. A Pigna, délaissant à regret le nid d’aigle de Castel Vittorio, nous déjeunons à la mode italienne chez un glacier que nous avons choisi pour sa terrasse, et qui semble n’avoir ouvert que pour ses vieux potes. Va bene…
- En redescendant sur Vintimille par le col du Gouta et le chemin en corniche de la Tête d’Alpe, nous manquons percuter des vaches abritées à l’ombre d’un dernier tunnel. Je pense à cette phrase affichée par l’armée américaine à l’attention de ses soldats en Irak : “Complacency kills”, qui peut se traduire par “L’abus de confiance est mortel”.
- De manière générale et pour en rester à la circulation en milieu naturel, le motard a toujours tendance à se prendre au jeu et à rouler sport alors qu’une surprise reste par définition imprévisible. A méditer…
La vigie n’a pas crié “Terre !” mais “Mer ! ” Ça y est, après tant de détours par monts et par vaux pour éviter au maximum le goudron, nous apercevons enfin la grande bleue.
- En 5 km, le paysage change de façon drastique, avec des souffles d’air chaud sur le visage, des odeurs de garrigue, le chant des cigales et les plantations d’oliviers.
- Arrivée à Vintimille : sur la plage où nous prenons la pose pour immortaliser la fin de notre périple, une élégante et blonde Italienne accompagnée de sa matrone semble sortie d’un de ces films des années 60 où la bourgeoisie de son pays s’interrogeait sur l’état du monde… Allez, il est temps de rentrer ! -Aucune panne, aucune crevaison à déplorer, aucun bobo, la vie est belle avec deux-roues, un (petit) moteur et un (gros) sac à dos. Presque 700 km sans galère et sans déranger grand monde, puisque nous n’avons quasiment croisé personne.
- Voilà qui en dit long sur la possibilité de circuler dans la nature, pour peu qu’on prenne le temps de lire une carte, de ralentir à bon escient et de poser quelques questions aux personnes de rencontre. Roulez, jeunesse !

Photos : Didier Bouard

Publicité
Infos en plus